NUMERIQUE EDUCATIF : ET APRES ?
05/05/2020
En décembre dernier, nous publiions Préserver notre souveraineté éducative : soutenir l’EdTech française. Auteure du rapport, Marie-Christine Levet, avec le soutien de représentants actifs de la filière, s’y inquiétait de l’absence d’une stratégie claire et de long terme pour le numérique éducatif, alors même qu’un service public dédié avait été créé.
L’actualité exceptionnelle que nous vivons rend la question du numérique éducatif encore plus prégnante. Dans le rapport suscité, nous nous inquiétions de voir les solutions d’industriels du numérique s’imposer à l’école ; aujourd’hui, les usages de la crise montrent un recours indéniable à ces solutions dont nous ne maîtrisons, peu ou prou, rien.
Une crise qui touche le système éducatif tout entier
La crise sanitaire actuelle, qui a conduit à la fermeture totale des écoles et des universités françaises, pose des difficultés pour organiser la continuité pédagogique. Nous participons tous, d’une manière ou d’une autre, à la permanence de l’enseignement en ce temps de crise, au premier rang desquels les enseignants, mais également les élèves et les parents – tout le monde met la main à la pâte !
Les disparités sont nombreuses et se retrouvent chez les familles, pas toutes égales face à la crise. Certains ne possèdent pas du tout d’équipements, d’autres pas assez pour tous les membres de la fratrie. Certains ne disposent d’une connexion assez puissante, d’autres ne savent pas nécessairement utiliser les outils.
Presque du jour au lendemain, les professeurs se sont retrouvés face à l’impératif de continuité pédagogique, toutefois sans toujours disposer des moyens adéquats pour sereinement – ou plutôt efficacement – l’organiser. Plateforme du CNED, espaces numériques de travail ou encore utilisation d’outils numériques grand public, les enseignants jonglent avec habileté – mais non sans difficultés – avec les outils qui sont à leur disposition. Le manque de formation crée des inégalités face à l’enseignement : quand certains professeurs regorgent d’idées inventives pour continuer à faire classe, d’autres sont décontenancés et tâtonnent.
Si la crise, cependant, permet le développement d’usages numériques éducatifs, ce sont bien des outils d’industriels du numérique, de surcroît étrangers, qui s’imposent massivement. Des groupes Facebook et WhatsApp sont mis en place, des classes virtuelles sont organisées via Skype, Zoom ou Teams ; ces outils sont majoritairement utilisés à des fins communicationnelles. Pourtant, mettre le numérique à contribution de l’apprentissage suppose d’y avoir été formé : choix de l’outil, utilisation de celui-ci, gestion de la relation avec les élèves (et les parents) ou encore gestion du temps. D’autant plus que les outils institutionnels existants ne permettent pas d’assurer parfaitement la continuité pédagogique.
La filière du numérique éducatif en ces temps de de crise
Cette expérience “grandeur nature” du numérique éducatif, dans un contexte fortement contraint, en a aussi révélé les limites actuelles : des infrastructures fragiles, des enseignants plus ou moins acculturés, des taux d’équipements disparates en fonction des familles et des territoires, un recours massif à des solutions technologiques étrangères, plus ou moins respectueuses de la protection des données personnelles… Il en résulte un constat en demi-teinte : si le numérique éducatif est indispensable à la continuité pédagogique, les conditions de son déploiement ne sont, à ce jour, pas réunies.
EdTech France a rapidement mis en place une plateforme permettant d’accéder gratuitement et sans conditions à un ensemble de ressources numériques jusqu’à la fin du confinement, pour les apprenants et les formateurs. Utilisés de manière empirique par des professeurs inégalement formés, ces outils ne répondent pas à une logique de crise. Si certains outils ont prouvé leur utilité, d’autres ne satisferont pas leurs utilisateurs.
Si la période actuelle permet à la filière d’être mise en lumière – c’est indéniable – le secteur ne bénéficie pas d’un effet d’aubaine complet. D’une part, certaines entreprises de la filière sont de petites structures et ne sont, de fait, pas dimensionnées pour répondre à une sollicitation accrue (et imprévue) ; elles se retrouvent face à leurs limites et ne peuvent passer à l’échelle. D’autre part, certaines ne survivront pas à la crise ; l’absence totale d’activité les conduiront à disparaître, comme c’est le cas pour beaucoup d’entreprises dans le monde, tous secteurs confondus.
Les acteurs du secteur plaident pour une transformation profonde des apprentissages à l’ère numérique. Les solutions du secteur sont diverses : elles ne se limitent pas à l’équipement et ne consistent pas uniquement à permettre une « classe virtuelle ». Elles s’adressent aux parents, aux élèves et aux enseignants, ainsi qu’aux établissements du primaire, du collège ou du lycée. Elles permettent d’assurer un enseignement à distance, de produire des contenus pédagogiques, de passer des examens à distance, d’apprendre des langues, d’accéder à de nombreuses ressources pédagogiques ou encore de maîtriser le numérique.
Après la crise ?
En France, la question de l’investissement public se posera très certainement. A l’instar du marché de l’édition scolaire, dont le chiffre d’affaires s’élève à près de 300 millions d’euros, quand le secteur du numérique éducatif sera-t-il à son tour soutenu ? Quand permettrons-nous réellement à nos professeurs d’utiliser, s’ils le souhaitent, des dispositifs numériques de qualité tout autant que des manuels scolaires de qualité ?
Le préalable au développement d’usages numériques est la formation. L’ergonomie ou l’expérience utilisateur d’un outil numérique ne doivent pas se substituer à la formation de ceux qui l’utilisent. La formation initiale et continue doit permettre aux professeurs, d’une part, de maîtriser l’outil, et d’autre part, d’être en mesure de développer des méthodes pédagogiques et d’enseignements avec lui. La « débrouillardise », qui caractérise les usages actuels du numérique par les enseignants – quel autre choix ont-ils ? – corrobore la nécessité de former massivement.
La promesse pédagogique faite par les outils numériques doit être demain encore plus justifiée qu’aujourd’hui. Trois dimensions semblent importantes pour accroître leur légitimité. Premièrement, il faut être capable de prouver que le dispositif utilisé est approprié et qu’il correspond aux buts de l’apprentissage. Il convient de s’assurer, ensuite, que les formateurs et les apprenants soient capables de l’utiliser – ce point rejoint l’impératif de formation. Et, enfin, un travail d’éducation et de pédagogie auprès des professeurs, des élèves, des parents et des pouvoirs publics est nécessaire pour que ces solutions soient acceptées. C’est ici que l’Etat doit jouer son rôle de régulateur en favorisant la rencontre entre professeurs et entrepreneurs edtech, afin d’encore mieux faire correspondre offre et besoin.
En outre, la crise confère au numérique éducatif un caractère résolument politique ; utiliser un outil d’un industriel étranger du numérique, qui ne stocke par exemple pas ses données sur le territoire, n’équivaut pas à utiliser une solution locale. La question du modèle économique doit nous interroger sur la finalité des différentes entités qui proposent des outils numériques pour l’éducation. Une entreprise française spécialiste de l’éducation, dont les revenus reposent essentiellement sur les abonnements, est-elle équivalente à une entreprise étrangère, multi-servicielle, dont les revenus reposent sur l’exploitation de données ?
Après le report du Forum International du Numérique pour l’Education (In Fine) à 2021, que faut-il espérer des Etats généraux du numérique éducatif, annoncé par Jean-Michel Blanquer pour la rentrée 2020 ? Nous l’espérons, des décisions à la hauteur des carences que la crise a révélées.
ÉDITO
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