La souveraineté numérique n’existe pas
10/10/2022
La souveraineté numérique, au sens littéral du terme, est une contre-vérité. Aucune nation n’est pleinement souveraine technologiquement, même les Etats-Unis sont dépendants d’autres pays. Le Covid a révélé au grand jour leurs dépendances à la Chine, et l’épisode géopolitique qu’ils vivent actuellement avec Taïwan témoigne de la vassalité de la Silicon Valley aux semi-conducteurs produits sur ce pays insulaire.
La souveraineté numérique n’existe donc pas véritablement, il s’agit plutôt d’une gestion de nos dépendances technologiques et économiques. La souveraineté n’est pas un but concret, mais une quête. Nos niveaux de dépendances nous invitent à penser la souveraineté comme un idéal, un cap imaginaire qui doit guider nos choix. En somme, la souveraineté est une théorie, l’autonomie stratégique un objectif, et le niveau de dépendance une mesure.
La souveraineté peut ainsi se définir en fonction d’un niveau d’autonomie stratégique, c’est-à-dire de la capacité d’un État à choisir le niveau et la nature de ses dépendances. À l’image de la souveraineté énergétique pour laquelle un État choisit de ne pas dépendre totalement d’un seul pays fournisseur, ni d’une seule énergie, la souveraineté numérique cherche elle aussi à contrôler ses dépendances. L’analogie avec l’énergie permet d’ailleurs de bien comprendre pourquoi allemands et français n’abordent pas la question de l’autonomie stratégique de la même manière. Nos amis outre-Rhin n’hésitant pas à mettre leur destin dans des mains étrangères : Big Tech américaines en matière numérique, et gaz russe en matière énergétique…
Ce contrôle des dépendances peut prendre plusieurs formes : soit en « faisant soi-même », dans les très rares cas d’une indépendance totale, soit plutôt en « faisant avec les autres », dans un cadre de confiance maîtrisé. Et possiblement aussi en « faisant pour les autres » afin de se rendre indispensable, et d’ainsi pouvoir dissuader quiconque de menacer l’équilibre de la confiance par sa maîtrise d’une composante indispensable à la souveraineté de chacun (Taïwan, Corée et Japon sont d’excellents exemples de cette «dissuasion douce»).
Gérer ses dépendances, c’est donc choisir ses interdépendances et nourrir son corollaire, l’indispensabilité. Pour protéger cet équilibre délicat, la quête de souveraineté consiste ainsi à construire et sécuriser un « écosystème de confiance ». Un environnement de confiance basé sur la maîtrise technologique d’une infrastructure matérielle et immatérielle commune, un cadre réglementaire sécurisant, une capacité à se défendre, et bien évidemment un choix éclairé de parties prenantes fiables et complémentaires. Des partenaires solidaires qui partagent les mêmes valeurs de respect des données, d’ouverture et de transparence, au point d’assumer auprès d’eux des dépendances librement consenties pour pallier nos faiblesses. Cette gestion éclairée des dépendances doit faire l’objet d’une gouvernance dédiée et permettre une interopérabilité. À défaut de garantir une chaîne de valeur technologique pleinement souveraine (auto-suffisante), le grand enjeu de cette gouvernance équilibrée sera de sanctuariser une « chaîne ou un réseau de confiance » internationale. Un mode de gouvernance qui peut composer sur certaines strates, mais ne jamais subir les influences extérieures.
L’autonomie stratégique est une volonté́ d’affranchissement de notre dépendance vis-à-vis d’une puissance extérieure, même amicale. C’est une vision assez gaullienne de la géopolitique selon laquelle l’alliance n’empêche pas l’autonomie. La décennie précédente a été́ jalonnée de ces évènements qui, par accumulation, ont jeté́ la lumière sur un impensé européen, recouvrant une dépendance généralisée non seulement aux géants du numérique, mais aussi au droit des puissances étrangères, fussent-elles alliées. C’est cette approche qui semble être poursuivie par la France comme en témoigne la déclaration d’Emmanuel Macron le 7 février 2020 à l’École de Guerre « Pour que la France soit à la hauteur de son ambition européenne, à la hauteur aussi de son histoire, elle doit rester souveraine ou décider elle-même, sans les subir, les transferts de souveraineté qu’elle consentirait, tout comme les coopérations contraignantes dans lesquelles elle s’engagerait. »
Tout l’art de la souveraineté consiste à choisir de qui nous souhaitons partiellement dépendre, et à quel niveau, c’est-à-dire en qui nous avons suffisamment confiance. Ce n’est pas un hasard si c’est en Europe que la notion de « numérique de confiance » se dessine, continent où la libre circulation est le socle de notre vie économique et politique, un lieu où la prospérité est plus qu’ailleurs indissociable de la notion d’échange. Entre la Chine qui prône l’autosuffisance, et les États-Unis qui assument une forme d’ingérence via l’extraterritorialité du droit américain, il s’agit donc pour l’Union européenne d’inventer une forme de souveraineté́ qui ne soit synonyme ni de protectionnisme, ni de féodalisme, mais au contraire dans la définition d’une autonomie stratégique partagée, ouverte et multipartite, faite de dépendances acceptées et réciproques avec des partenaires de confiance, une troisième voie.
La souveraineté est en quelque sorte l’intérêt du capital confiance, un capital qu’il faut donc investir et dépenser avec prudence, car comme le rappelait Jean-Paul Sartre « La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres ». La souveraineté doit pouvoir en effet s’appuyer sur un écosystème de confiance qui permette de sceller les membres au sein de sa communauté de valeurs et d’intérêts, et d’imposer ses choix à ceux qui sont en dehors. L’Union européenne a su patiemment construire ce capital confiance au fil des décennies, il s’agit maintenant de le transposer au numérique. Le monde a besoin d’une troisième voie numérique entre les deux impérialismes technologiques américain et chinois, car les pays doivent avoir la possibilité d’adhérer à des valeurs universelles compatibles avec le multilatéralisme. En Europe plus qu’ailleurs, il est souhaitable que la souveraineté des États démocratiques soit associée à la confiance des citoyens dans leur gouvernement et leurs institutions, car sans elle il n’y a pas de modèle humaniste possible. La souveraineté sans la confiance c’est l’exercice unilatéral de la force, l’atteinte aux échanges multilatéraux, et donc l’entrave à la prospérité telle que nous la concevons dans l’Union européenne.
Concrètement, qu’est-ce que cela implique ? La traduction opérationnelle de ces principes, c’est la création d’un ecosystème de confiance complet de bout en bout « Cloud-Data-IA » basé sur une infrastructure commune « souveraine ». Le continuum entre Cloud de confiance (stockage), Data de confiance (partage), et IA de confiance (raffinage) est indispensable si l’on veut être compétitif face aux géants américains du Cloud (Amazon-AWS, Microsoft-Azure, Google-Cloud) qui à travers leurs « ventes liées » à leur offre d’hébergement forcent la vente de services connexes (entravant ainsi la concurrence et « verrouillant » les consommateurs dans un système fermé). D’où la nécessité de protéger cet écosystème de confiance « Cloud-Data-IA », à travers la cybersécurité bien sûr, mais aussi en le sécurisant économiquement en évitant qu’il ne soit technologiquement dépendant des infrastructures logicielles des GAFAM (une étude EY récente révèle que 63% des start-up françaises sont dépendantes de ces Big Tech).
Comme dans les années 70 avec le plan Messmer (100 milliards investis dans les infrastructures nucléaires), le numérique doit également viser l’autonomie stratégique des infrastructures clés. La géopolitique s’impose à nous : l’Europe ne peut pas laisser les « pipelines de la data » dans les mains d’une puissance étrangère…
Arno Pons, think-tank Digital New Deal, co-auteur avec Julien Chiaroni du rapport « IA de confiance : opportunité stratégique pour une souveraineté industrielle et numérique »
Article disponible sur le site de l’Opinion : https://www.lopinion.fr/economie/arno-pons-la-souverainete-numerique-nexiste-pas
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